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Ces témoignages de deux jeunes étudiantes françaises qui se
trouvaient à Manhattan mardi nous sont parvenus par e-mail. Florence Caro
et Yannicke Chupin étaient proches du World Trade Center, comme beaucoup
de New Yorkais, quand la première tout s'est effondrée. Elles se sont
enfuies, ont été rattrapées par le nuage de cendres et de poussière.
Elles ont cru y rester. Elles parlent de chance. Elles expliquent qu'elles
ont «besoin» de parler comme pour s'échapper une seconde fois.
Yannicke Chupin
Mardi matin, j'étais sur Lower East Side, sur Clinton Street, lorsque
j'ai vu que les deux tours étaient en feu, il était 9h25. Comme beaucoup
de curieux, interloquée par l'événement, j'ai voulu m'approcher. Toutes
les rues downtown étaient bondées de gens observant l'incroyable scène.
Je suis arrivée à Fulton Street et j'ai décidé d'avancer vers
Broadway. Tout le monde voulait voir, de plus près. C'était tellement
abominable et incroyable. On pensait aux personnes qui étaient enfermées
dans les tours. Des objets tombaient des immeubles, des pans de murs, des
papiers flottant lentement. Pas un seul moment je n'ai pensé que ces
tours pouvaient s'éffondrer. C'était au delà de mon imagination. C'est
pourquoi, inconsciente et stupide, je ne voyais pas le danger qu'il y
avait à continuer à avancer. En arrivant sur Broadway, je suis tombée
sur une barrière de policiers mais curieusement ils ne m'ont pas vue
passer et j'ai ai donc continué. Je voulais rejoindre un ami qui
travaillait dans une rue voisine. Une masse de gens arrivaient dans
l'autre sens et se dirigeaient vers Fulton Street dans l'autre sens. C'est
après avoir fait deux mètres sur Broadway en direction du Sud que j'ai
entendu un policier crier quelque chose comme «Something else is coming!»
J'ai levé les yeux, d'abord il n'y avait rien, sinon ces flammes qui
prenaient davantage d'ampleur et descendaient peu à peu. J'ai commencé
à revenir sur mes pas, tout de meme inquiète. Cinq secondes après, c'était
le chaos. J'ai vu le premier quart de la tour, peut-être trente étages
se décrocher et tomber droit sur nous. Les gens criaient, criaient comme
des fous. Des hommes criaient «run run!» Moi j'ai couru aussi vite que
je pouvais mais mes jambes ne me portaient plus, tout le monde me dépassait,
je hurlais, je me suis retournée et à 20 mètres derrière moi, j'ai vu
une masse noire énorme engouffrant les gens derrière. Un homme à côté
de moi a crié «turn left!» J'ai tourné et quelques secondes après, en
un éclair de temps, je me suis retrouvée dans le noir le plus complet,
je ne voyais plus rien, on aurait dit un grand champ complètement vide et
noir. J'ai continué à avancer et avancer dans le noir et peu à peu, la
fumée a commencé à désepaissir. Puis je me suis vue, j'étais couverte
de blanc, de la tête au pied. Des cendres, de la poussière. Je ne suis
pas retournée, je me suis dirigée vers Lower east side pour retrouver
des amis qui avaient un appartement dans le quartier. Au moment, où
j'arrivais, la deuxième tour était en train de s'effondrer.
Florence Caro
J'ai vécu un enfer mardi, mais je n'ai rien. Je suis juste très choquée
et j'ai besoin «d'évacuer». Je pense que j'ai eu de la chance. Pas eux.
Figurez-vous que ce matin-là, avant d'aller à Columbia j'avais
exceptionnellement rendez-vous à 9h30 à Broadway and Chambers,
intersection a deux blocks du World Trade Center Je suis un peu en avance.
En sortant du métro à City Hall, je remarque bien que la seule tour que
je peux voir des deux est en feu, tout le monde est dans la rue, le nez
levé. Je me dis «tiens, un incendie» et tranquillement je prends des
photos de tout ça, parce que c'était vraiment très impressionnant tout
en bas. Personne autour de moi ne savait ce qu'il s'était passé. Je me
rapproche du WTC pour arriver à mon lieu de rendez-vous. Ce building en
feu est très impressionnant. Ca m'intrigue. Et que je me rapproche pour
n'être plus qu'à un block. A ce moment-la il n'y avait encore aucun
cordon de sécurité et très peu de policiers pour évacuer le quartier.
Je me rapproche appareil en main, inconsciente du danger, comme des
centaines de personnes inondant les rues, les yeux rivés sur la Twin
tower en feu. Je sais bien maintenant que ce n'était pas prudent, mais ni
moi ni tous ces gens ne sentions le danger, nous n'avions pas
d'explications et les pompiers semblaient a l'oeuvre. Comment s'imaginer
qu'on est en train de vivre un film ? Que le pire est en train de se
produire ? Je mitraille avec mon appareil. Et là, un bruit et une odeur
que je n'oublierai jamais. Un grand bruit sourd, compact, derrière moi,
comme si on venait d'abattre une immense bache sur la ville. J'ai un
mauvais pressentiment, je me retourne, et je vois l'enfer.
Toute ma vie je me souviendrai de ce nuage noir, palpable, presque solide,
éructant des bouts de métal en feu (j'en ai vu tomber sur moi !), des
choses carbonisées, et des papiers, des papiers à moitie calcinés ou
encore en feu, partout. Je vais donner une mauvaise image mais qui reflete
ce qu'on voyait : ce nuage s'est comme posé sur Broadway, derrière nous,
et il a commencé à avancer vers nous, à se propager, avec tous les
projectiles fumants, comme la boule dans le tunnel d'Indiana Jones. La
panique. On s'est tous mis courir vers le nord, mais la fumée et les
projectiles gagnaient du terrain. L'homme qui courait à coté de moi a
poussé un cri et j'ai vu son bras en sang. Une femme derrière moi criait
«oh my god, my hair is burning !» Je serrais mon ordinateur portable
contre moi, trop chargée, essayant de courir le plus vite possible. J'ai
vu un homme étendu par terre, avec un autre homme qui se disait docteur
en train de dire «it's over». Dans le mouvement la foule m'a poussé
vers un hall d'immeuble et je me suis retrouvée dans cinq mètres carrés,
coincée entre une femme noire qui hurlait et un homme indien qui priait,
pleurant en silence. La fumée, acre, rentrait par dessous la porte. Je
leur ai dit qu'il ne fallait pas rester là, qu'on allait être asphyxiés,
qu'il fallait sortir et courir, et c'est ce que j'ai fait.
Courir de toutes mes forces pour respirer à l'air libre, plus loin, bien
plus loin. Là, la dame à coté de moi se met a faire une crise d'asthme,
elle respirait très difficilement et, d'un coup, s'est s'effondrée.
J'essaie de la relever mais rien à faire. La panique, et tous les gens
qui poussent derrière, qui hurlent. L'hystérie collective. Je continue,
je me dis que je vais finir par lâcher le portable, tant pis, je ne vais
bientôt plus pouvoir respirer et des parties enflammées, des bouts de tôles,
des bouts de verre, tombent toujours, et je vois toujours du sang autour
de moi. Ce qui a dû être des minutes m'a semblé des heures.
J'ai garde mon sang-froid, je n'aurais pas cru ça. Peu à peu j'ai
entendu que des choses tombaient toujours mais derrière moi, et je
respirais de mieux en mieux. On était saufs. Pas de métro, pas de bus,
pas de cab, rien que ses pieds pour rentrer. 2h30 pour retourner à
l'appartement. Les rues inondées de gens couverts de cette poussière
grasse et grise qui nous a submergés. 2h30 de marche la tête complètement
vide, les yeux hagards, increédule : que s'était-il passé ?
Et une fois arrivée, la TV pour comprendre, enfin. Le drame. La découverte
de l'histoire qui s'est écrite là, alors qu'on ne s'y attend pas, alors
qu'on croit que tout ça c'est dans les films et que la vraie vie c'est
plus plat. Le choc. Tout a laché. Plus de jambes, les larmes qui coulent
sans s'arrêter, les mains qui tremblent, la peur rétrospective. Et un
immense besoin de parler, raconter, évacuer tout ça. C'est après l'épreuve
en fait qu'on réalise ce qu'on a traversé, et ça m'a terrifiée. Cette
ampleur, ces conséquences, Je n'ai rien pu faire de l'après-midi. Et
aucune envie de sortir de l'appartement. J'etais scotchée devant le poste
de TV. J'ai mis du temps à comprendre que j'avais été prise en plein écroulement
de la seconde tour. Depuis je regarde ces images à la télévision pour
la centième fois, ces images de ce que j'ai vécu, comme pour l'intégrer
et faire correspondre ces interminables minutes d'horreur avec la
catastrophe mondiale que les programmes commentent. Je n'oublierai jamais.
Voilà, j'avais besoin de le dire. Nous sommes le lendemain matin, même
heure, et je sors d'une nuit plutot agitée et peuplée de fumée et de
cris. C'est un peu difficile d'avoir traversé cette épreuve et d'être
seule là-bas, sans toit fixe, pas chez soi avec les siens autour de soi,
dans un pays qui a tout d'un état de guerre. Les sirènes hululent
continuellement, des avions de chasse de l'US Air Force sillonnent le
ciel, on nous dit qu'on vient de vivre un autre Pearl Harbor et que c'est
une déclaration de guerre. Je me sens loin. Mais ça va aller, je vais
avancer et me répéter que, contre toute attente, j'ai eu de la chance
mardi matin.
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